Les aspects psychologiques de l'inculpation pour agression sexuelle et tentative de viol

Publié le par Gustave-Nicolas Fischer _ Le Monde

Les aspects psychologiques de l'inculpation pour agression sexuelle et tentative de viol


par Gustave-Nicolas Fischer, psychologue de la santé, ancien professeur d'université

 

   

L'arrestation et l'incarcération le 15 mai de M. Strauss-Kahn et la décision le 19 mai du grand jury de la cour pénale de New York de l'inculper tout en le libérant sous caution, ont provoqué un émoi considérable.


L'attention des médias et de la plupart des commentateurs s'est focalisée sur le volet judiciaire de cette affaire ainsi que sur les conséquences de la procédure engagée contre M. Strauss-Kahn.

 

En réalité son inculpation comporte aussi un autre aspect dont on a peu parlé, à savoir la spécificité psychologique d'une inculpation pour agression sexuelle et tentative de viol. Trois aspects particuliers permettent d'éclairer cette question :

En premier lieu, une inculpation est une décision judiciaire qui désigne d'abord quelqu'un comme un agresseur. Autrement dit, il est formellement accusé par la justice d'avoir commis un acte coupable. L'inculpation est une accusation, non une condamnation ; mais, elle montre quelqu'un du doigt et de ce fait, elle le stigmatise comme un présumé coupable. Psychologiquement, une inculpation est indéniablement une épreuve, car elle dépouille brutalement quelqu'un de son habillage social et de sa liberté. Mais elle est aussi un révélateur : elle "dévoile" ce qui aux yeux de l'inculpé devait rester caché ; elle met au grand jour ce qu'il voulait garder secret. En l'occurrence, s'agissant d'une inculpation pour agression sexuelle ou tentative de viol, cela prend une résonance d'autant plus cruciale : ce ne sont pas seulement des actes, il s'agit d'un type particulier de relation marquée par une forme de violence psychologique (à côté de celle physique) qui consiste à abuser de quelqu'un en le forçant à se soumettre à sa propre domination pour en faire son objet de plaisir et de possession.

 

L'autre est ainsi réduit à une chose dont on veut jouir tout de suite. De la sorte, l'agression sexuelle et la tentative de viol sont une expression des pulsions c'est-à-dire ce fond obscur en nous qui nous pousse à faire de l'autre notre possession sexuelle, notre jouissance, "une chose".

 

Cette forme de violence psychologique véhicule une force destructrice tout à fait spécifique : elle touche quelqu'un dans son intégrité psychique c'est-à-dire dans ce qui est inviolable en lui : son intimité, le noyau de son être (sa sexualité, sa féminité, son désir), en d'autres termes ce qui est sacré en tout être humain. C'est à ce propos que les spécialistes parlent de traumatismes ou de blessures psychiques pour dire que ce type d'agressions provoque un bouleversement et une désorganisation intérieure considérable, souvent durable qui se répercute dans toutes les sphères de la vie, affective, relationnelle, intime. Ce sont des dégâts qui cassent littéralement la vie de quelqu'un, car ils tuent quelque chose de personnel et de vital : la confiance même que l'on a dans la vie, en soi-même et dans les autres. Le mal ainsi fait est destructeur de cette part intangible de nous-mêmes.

 

Voilà pourquoi ce type d'agressions est véritablement meurtrier : il détruit et il casse le cœur d'un être humain ; toutes les personnes agressées sexuellement et violées le savent mieux que quiconque. Pour ces raisons, des propos comme ceux de M. Jack Lang : "Il n'y a pas mort d'homme", et de bien d'autres sont une idiotie, une manipulation et une véritable injure à toutes les femmes agressées sexuellement et violées.

 

Dans une agression sexuelle et une tentative de viol, l'être intime de quelqu'un à qui on n'a pas le droit de toucher sans son consentement, est démoli. Une agression sexuelle et une tentative de viol ne sont pas du même ordre qu'une agression physique ; on touche à une réalité qui n'est pas aussi visible, aussi matérielle que de blesser quelqu'un physiquement. En conséquence, un des grands obstacles psychologiques dans des affaires d'agression sexuelle et de tentative de viol ou de viol, c'est d'une part d'oser parler et de briser le mur du silence, et c'est d'autre part, l'incrédulité face à la parole des victimes. Pour elles, le fait de rapporter des preuves matérielles est souvent compliqué, voire insurmontable, car ce sont des situations particulièrement insidieuses qui pour les agresseurs doivent rester cachées, ou si par malheur ils sont dénoncés, ils font tout pour mettre en doute la parole des victimes et les discréditer.

 

Les victimes sont ainsi dans la plupart des cas torpillées dans leur déclaration et présentées comme des menteuses, des affabuleuses et des personnes non crédibles. Mais l'obstacle psychologique réside aussi dans le fait que le mal qui est fait dans une agression sexuelle ne peut être vraiment mesuré par des preuves uniquement matérielles, car il est de nature psychologique et concerne la part intime et invisible de ce que l'on appelle notre âme. Si le fait d'avoir commis un tel mal échappe à la plupart des inculpés, pour les victimes présumées, en revanche le mal est déjà fait.

 

Le deuxième aspect psychologique lié à l'arrestation et à l'inculpation de M. Strauss-Kahn, ce sont les réactions émotionnelles à ces deux décisions de justice. Parmi les plus symptomatiques, il y a d'abord l'immense déferlement compassionnel pour M. Strauss-Kahn. Les images de son arrestation sont devenues les véritables vecteurs de l'information et ont pris le devant de la scène par rapport à la réalité.

 

 

UN DÉNI DE LA RÉALITÉ


Elles ont eu un retentissement émotionnel considérable. En effet, ces images ont soulevé, à juste titre, l'indignation, mais leur caractère incroyable et insupportable a développé en même temps des réactions qui se sont traduites et concrétisées dans deux phénomènes complémentaires : le premier, c'est la confusion des repères : tout s'est écroulé d'un seul coup, le directeur du Fonds monétaire international (FMI) incarcéré, le candidat aux présidentielles éliminé, un sentiment d'anéantissement… Face à cet effondrement, s'est installé un déni de la réalité avec ses argumentations propres qui ont échafaudé un mur de défense et d'aveuglement, dont le sens psychologique est de se raconter des histoires pour échapper à la réalité de l'histoire.

Le déni est de ce point de vue un symptôme particulièrement fort de la capacité individuelle et collective de créer des illusions pour ne pas reconnaître la vérité.

Liée à cette confusion des repères, on a assisté également à une inversion, un retournement du rapport à la réalité : on a fait de M. Strauss-Kahn une victime ; d'ailleurs la victime présumée a été dès le début invisible, sans visage et niée en quelque sorte ; tout s'est passé au niveau médiatique comme si elle n'existait pas ; or, faire de M. Strauss-Kahn la victime d'un complot et une victime tout court, fait partie intégrante d'un processus psychologique de masquage, d'occultation et de travestissement de la réalité, car on ne peut pas "croire", "c'est impensable qu'il ait fait une chose pareille". D'où ce retournement psychologique des faits pour en minimiser la gravité, voire la tourner en dérision : c'est "un troussage de domestique" (déclaration de Jean-François Kahn sur France Culture). On manipule la réalité en la vidant de la sorte de sa charge insupportable et ainsi on la rend acceptable minimalement.

Toutes ces formes de manipulation consciente ou inconsciente de la réalité des faits sont autant de réactions psychologiques et sociales qui sont propres à des situations dans lesquelles les gens se trouvent face à des événements "incroyables", "insupportables", car ils sont incapables psychologiquement d'accepter ce qui se passe.

 

 

UN PARCOURS PSYCHOLOGIQUE


Enfin, un dernier aspect psychologique de l'inculpation de M. Strauss-Kahn porte sur le parcours qui l'attend. Il ne s'agit pas uniquement d'un parcours judiciaire, mais bien aussi d'un parcours psychologique.

Du point de vue psychologique en effet, la confrontation à la justice pour quelqu'un qui est inculpé, ce n'est pas seulement de se défendre contre des accusations et de prouver, le cas échéant, son innocence. C'est aussi une confrontation très cruciale avec soi-même qui consiste à reconnaître ce qu'on a fait, c'est-à-dire à assumer ses actes et à en être responsable.

 

A ce niveau, on est dans un tout autre registre que celui du judiciaire ; on n'est plus dans la problématique coupable-non coupable . On est devant une exigence de vérité face à soi-même, dont la justice est seulement un des vecteurs.

 

La problématique psychologique à laquelle est confronté toute inculpé à ce stade, c'est sa capacité à répondre de ses actes. Car l'inculpation nous rappelle à tous que nos actes ont leurs propres conséquences, du fait que chacun est responsable de ce qu'il a fait dans sa vie.

 

En ce sens, personne d'entre nous n'a à juger, ni a fortiori à condamner M. Strauss-Kahn. L'accent mis sur ces aspects psychologiques montre seulement que les enjeux d'une telle situation ne sont pas, loin de là, uniquement judiciaires, ni propres à M. Strauss-Kahn, mais ils touchent profondément la vérité de la relation intime que chacun a avec lui-même et avec les autres à travers les actes de son existence.


Gustave-Nicolas Fischer a publié Les blessures psychiques (Paris Odile Jacob, 2003).

Publié dans Analyses

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